C'est une aire d'autoroute, un jour de pluie, un jour de grands voyages. Dans les toilettes d'une grande chaîne se mélangent les populations en pleine migration. Un noeud de routes. Les regards hagards, sonnés par tant de kilomètres, drogués de lignes droites, se croisent le temps d'un claquement de porte, d'un regard dans un miroir. Échanges uniques et éphémères. Une femme s'attarde devant un lavabo. Comme si personne ne la voyait, comme seule au monde. Elle se lave, elle trempe ses mains, ses avant-bras dans de l'eau fraîche, elle s'asperge le visage, le cou. Elle est belle, grande. La vie passée se lit sur sa figure. Elle a vécu, elle a vu. Ses grands yeux ne voient que son reflet. Elle me fait penser à ces photographies de nus de Willy Ronis ou encore à ces tableaux de Degas. Ces portraits d'intimités de femmes exposées. Je l'observe, quelques minutes, peut-être même pas et j'imagine cet homme qui l'attend dehors, cet homme pour lequel elle veut être belle et fraîche. Elle tamponne du papier absorbant sur son décolleté, passe sur sa bouche un tube de rouge au tracé impeccable et rajuste son chemiser avant de quitter élégamment les lieux pour poursuivre sa route.
Le tissu bleu glisse entre ses
doigts. Ses pieds dans une flaque et ses cheveux soulevés par le vent glacé de
ce matin de janvier, elle n’a que cette étoffe pour se rassurer. Myriam est une
jeune fille de treize ans que tout bouscule. Persuadée que personne ne peut la
comprendre, elle garde le silence en toute situation, sauf quand se taire
pourrait lui porter préjudice. Elle se rend ce matin dans son collège et c’est
pour elle une torture du quotidien. Chaque matin, l’idée de quitter le doux
cocon familiale est un supplice. Dès la porte de l’appartement passé, elle se
sent en danger. Le pire est l’arrivée dans la cour. Toujours seule, elle ne
sait pas où se mettre. Elle a trouvé une place sous le préau, près de la porte
d’entrée et elle y attend chaque matin une bonne vingtaine de minutes que le
concierge ouvre le bâtiment. Les yeux moqueurs de tous les autres semblent
braqués sur elle et elle égraine mentalement les secondes qui la séparent de
l’ouverture de la porte. Ce matin, le froid et l’humidité
rendent cette épreuve plus difficile encore. Elle est sur le trottoir, l’arrêt
de bus derrière elle et dans quelques minutes, le bus qui va la mener vers sa
journée va arriver. Et elle glisse entre ses doigts l’étoffe d’un bleu
électrique qu’elle a nouée autour de son cou. Ce simple geste semble illuminer
son visage alors que les bourrasques froides essayent de s’introduire entre
elle et ses vêtements. Elle a reçu ce foulard à Noël. Et
chaque fois qu’elle sent la douceur du tissu sur sa peau, c’est un instant de
cette journée qui revient à elle.Elle
revoit les lumières, les décorations qui avaient envahi chaque recoin de leur
petit salon. L’odeur des pâtisseries avaient alors empli toute la maisonnée. Il
y avait aussi cette chaleur, cette douceur omniprésente. Elle avait passé
l’après-midi pelotonnée dans un fauteuil, sous une couverture, à dévorer un livre
d’Ysabelle Lacamp. Puis elle avait aidé sa mère à mettre la table. Pendant ce
temps là, son père et sa petite sœur s’était cachés dans une chambre pour
emballer les derniers cadeaux. Puis, ils avaient mangé, elle ne se souvient pas
du menu, elle sait juste que c’était bon. Et ava,t de passer au dessert, ils
avaient quitté la table pour se retrouver autour du sapin et ouvrir avec joie
les cadeaux. C’est alors qu’elle avait découvert le cadeau de sa mère. C’était
la première fis qu’elle ne recevait pas un jeu ou un livre. Elle s’était sentie
comme une jeune femme. Elle a de cette soirée le souvenir d’un moment chaud et
doux. Avec sa famille, tout est simple, elle peut être elle-même. Dès qu’elle
s’en éloigne, tout semble l’accabler. Le monde du dehors est agressif avec
elle. Ce matin, en montant dans le bus,
elle voit Selin assise seule. Selin est une fille de sa classe aux yeux bleus
et à la peau mate, aussi discrète qu’elle mais toujours souriante. Ce matin,
Selin lui fait un signe. Myriam s’approche d’elle et accepte de s’asseoir à
côté d’elle. Elle fait glisser le tissu bleu entre ses doigts. Selin lui dit
qu’elle a un joli foulard. Myriam sourit.
Un matin
d’automne, j'attends sans bouger. Je suis là, dans le froid
sombre et humide de novembre, inondé de nuit, mes mains enfoncées dans les poches, comme pour m’assurer une stabilité, une force. Je baisse les yeux, pour ne pas avoir à
affronter le regard des autres, ces coups d’œil glacés et glaçants qui me sont
toujours réservés. Je suis seul, dans cette cour grise et hostile pleine
d’adolescents, je cherche comme tous les jours une contenance, une aide, un
bouclier. j'aimerais pouvoir m’échapper, mais il n’y a aucune issue. Je reste
là, les baskets sur le bitume, je suis définitivement différent. Ce matin
encore, j'ai cru que ça pouvait changer mais juste avant de monter dans le bus
qui devait me mener au lycée, une jeune fille avec une casquette a craché dans ma direction après avoir jeté sa cigarette au sol, pour en rire avec ses amies
quelques secondes plus tard, fière de son geste. Un geste que je connais trop
bien. J'inspire la haine, l’écœurement, sans le vouloir, sans même savoir
pourquoi, depuis toujours.
Ce matin encore, J'ai cru que j'arriverais à ne pas y prêter attention, à être plus fort. J'y ai toujours pensé,
je me dis que ça doit être possible, mais je n’y arrive pas. Je me doutais bien
que, comme tous les matins, cela me blesserait au plus profond de moi-même,
comme une lame. Chaque regard, chaque mot est une insulte. Même les adultes
semblent n’avoir que de l’exaspération et de la colère à mon égard. Parfois
même, je lis cette amertume dans les yeux de ma propre mère.
La sonnerie stridente de ce
matin-là me fait prendre conscience qu’elle est peut-être la dernière, que je n'aurais plus le courage de voir s’étaler devant moi ces interminables journées
de douleur. Je voudrais qu’il en soit autrement, mais je n'ai pas trouvé d’autre
solution. J'ai même essayé de sourire parfois, en pensant que peut-être j'arriverais à me faire des amis et à effacer cette aversion qui semble s’écouler
par chacun de mes pores. Alors que je monte dans ma salle de cours, dans le flot
de lycéens, je sens mes poings se serrer dans mes poches, à m'en enfoncer les
ongles dans la paume de la main. J'ai cette boule dans la gorge, cette peur qui
enfle en moi, cette pourriture. Cette solution si évidente est toute proche de moi.
La journée file comme une autre.
Les heures de cours se suivent et se ressemblent. Je n’entends plus les paroles
de mes professeurs, je n’entends plus le venin des autres élèves. Je ne vois
plus cette lumière froide et sinistre au dehors. Je ne mange pas à midi, je suis
crispé et triste, et les petits pois qui roulent dans mon assiette me lèvent
le cœur. J'espère trouver encore une autre solution mais je sais très bien que
c’est comme ça que ça finira.
Les heures passant, cette peur
devient une force, parce qu’elle est une intime conviction. Elle est la
solution, l’ouverture vers autre chose. C’est ma décision. Et quand arrive la
dernière heure de cours, je sens en moi une confiance et une puissance que je n'avais jamais connues jusqu’alors. Et cette certitude de voir les choses
changer, de pouvoir se libérer, illuminent mon visage. A quelques minutes de la
fin du cours, de la fin de sa journée, je me lève parce que je veux qu’elle soit
la dernière. Les regards sournois et dédaigneux se posent alors tous sur moi,
mais cette fois, je ne les crains plus. Je sors de la poche intérieur de mon
blouson la solution que je sens contre mon cœur depuis que j'ai quitté ma chambre
à sept heures du matin. La solution est une arme, brillante et froide dans ma
main. Et le regard des élèves de ma classe change en un quart de seconde. Je ne suis plus le vilain petit canard, Je ne suis plus celui qu’on méprise, je suis
celui qu’on craint. Plusieurs élèves se jettent au sol, d’autres se précipitent
vers la sortie. On entend des cris étouffés, la peur qui emplit la pièce n’est plus
la mienne. Le professeur de mathématiques d’habitude si suffisant et méprisant
baisse les yeux à son tour, blanc de terreur. Je dessine autour de moi un arc
de cercle avec le canon de mon arme, qui pointe tour à tour les adolescents
dans la pièce. Quelques personnes passent en courant dans les couloirs, j'entends des hurlements dans les escaliers. Dans la salle, le silence règne
maintenant, on entend à peine les sanglots réprimés d’une jeune fille réfugiée
tremblante contre le mur du fond. Puis tout va très vite, parce que je ne peux pas m’arrêter là, même si j'aimerais bien lire toute ma vie cette considération
et cette angoisse dans les yeux de mes interlocuteurs. Je tire, vite, au
hasard, sur les personnes les plus proches de moi quelques balles. Je vois les
corps tomber, j'entends encore des cris de douleurs. Mais je ne prends pas le
temps d’observer la scène. Très rapidement, avec un geste assuré et un sourire
aux lèvres, je retourne le canon de mon arme contre ma tempe et appuie sur la
détente. Je sens mon corps s’effondrer et ma chute met fin aux quelques secondes les
plus agréables de ma vie. Personne ne bouge. Certains gardent les yeux fermés
pendant plusieurs minutes, pétrifiés, pensant que leur tour viendra encore.
D’autres sont sortis, sans se retourner. Il n’y a plus de bruit, on entend à
peine au loin le hurlement d’une sirène et toujours des pas précipités dans les
escaliers. Et ce silence morne du soir glacé a quelque chose d’effrayant et
d’étrange.
Quand mes paupières se soulèvent, je suis seule, au fond de quelque chose. Je ne vois rien. Je suis seule et j'ai peur. Pourtant, ils sont là, ils doivent être là, autour de moi, ils l'ont toujours été, avec leurs voix que je reconnais, sans trop savoir vraiment qui ils sont. J'ai envie de pleurer, j'ai faim. Mon corps n'est qu'une masse de chair gourmande. Je crois que c'est juste ça que je veux, qu'on mette quelque chose dans ma bouche, et pour l'obtenir vite, je me mets à crier. J'ai envie de sa peau, à elle, contre la mienne et il faut que ça arrive vite. Elle s'approche, j'entends ses pas et tout à coup, je suis soulevée, mon champ de vision est différent, et tout est soudain si confortable, si rassurant, si doux. Je suis tout contre elle, son odeur est la mienne, son goût est ma nourriture, ses paroles remplacent tout le reste, comme une musique apaisante. Et j'en oublie mes larmes, j'en oublie ma peur. Je la mange, je la gloutonne, parce que c'est tout ce que je sais : je dois manger pour construire, pour apprendre, pour grandir.
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Matinades
Un autre matin tous les matins. Une autre personne à chaque réveil.